Libérer l'entreprise...mythe ou réalité
Publié le 31-01-2017
Test
Le domaine de la lutte.
Le monde se transforme (révolution numérique, génération Z…). De nouveaux rapports à l’autorité et au travail se font jour. Les collaborateurs sont de plus en plus nombreux, notamment parmi les jeunes générations, à remettre en cause le « commande & control ». De fait de nouvelles approches voient le jour (sociocratie, holacratie...)(1)
Mais portons un regard critique sur les discours, l’idéologie et les pratiques que l’on regroupe sous le terme "entreprise libérée"
Du neuf avec du vieux
La critique de l’organisation taylorienne et pyramidale de l’entreprise a déjà été faite depuis longtemps (2). Des expérimentations de « libération » ont été menées dans les années 70 et 80 : les équipes semi-autonomes les groupes de progrès, les cercles de qualité, les groupes d’expression des salariés... Ces approches ont été conduites, dans le passé, de façon sans doute trop velléitaire quand elles n’ont pas été torpillées par les coups de butoirs du capitalisme financier qui ne jure que par un seul indicateur, le ROI.
Un dirigeant trop au centre paradoxalement
Au point de départ de toutes ces «nouvelles» aventures, il y a un patron charismatique qui veut orienter son entreprise dans un nouveau sens. La dite « libération « vient du haut. C’est le patron qui la décrète. Ce qui, vous en conviendrait, est une forme de paradoxe. Aussi, ne faut-il pas s’étonner que lorsque ces figures emblématiques disparaissent (Harley Davidson……) les fonds de pension ou le nouveau dirigeant, reviennent aux bonne vieilles organisations verticales.
Les démarches de « libération » menées à travers le monde sont contingentes donc singulières et uniques : c’est la rencontre d’un homme, d’un style, d’une entreprise (le plus souvent TPE ou PME) et d’un contexte donné. Cela met en lumière la question de la pérennité de ces démarches libératrices et leur non reproductibilité. En fait chaque entreprise doit inventer sa forme de libération.
Des villages gaulois vite récupérés par le système
Au sein des grands groupes (King Fisher…), les expériences menées concernent souvent des services fonctionnels. On oublie que les organisations tayloriennes ont des forces centripètes et homéostasiques puissantes. La remise en cause de la culture ne se prescrit pas. Ces impétrants le découvrent à leurs dépens. Les acteurs mènent leur expérience pour finir par être remis dans le rang de la pensée dominante (commande & control). Ces démarches veulent remettre en cause le pouvoir par sa redistribution. Cela ne peut pas se faire contre les acteurs et la culture dominante dans une organisation. Cela pose une question : les démarches de libération sont-elles solubles dans les grandes organisations.
Tous managers de soi…c’est vite dit
De nouvelles approches (holacratie, sociocratie…) prônent une rupture avec le modèle vertical classique pour créer des espaces favorisant l’auto détermination et la liberté. Sans rentrer dans le détail de leurs concepts, elles suppriment le rôle classique des managers pour les transformer en régulateur-facilitateur-coach (sauf le patron). Il ne s’agit plus d’ordonner, contrôler et sanctionner, mais d’écouter, aider et former. Il n’y a plus de fiches de postes et encore moins d’organigramme. Chacun crée son poste et ses « redevabilités » (ce que je dois à la communauté) négociées avec ses collègues. Pour ne pas être en reste on supprime aussi les fonctions supports. Elles sont redistribuées comme autant de redevabilités à la charge de volontaires.
En fait, en supprimant les hiérarchies là, des hiérarchies parallèles voient le jour plus loin. La dynamique du pouvoir doit être observée pour être modifiée plutôt que déniée. L’encadrement joue un rôle essentiel de régulation de proximité (expression des difficultés + analyse des causes + pistes de résolution) qui va de pair avec la liberté d’action « donnée » aux collaborateurs. L’un ne va pas sans l’autre. Par ailleurs, les fonctions supports nécessitent une vraie expertise : c’est un métier.
La clé est de permettre aux acteurs d’avoir la main
La grande question n’est pas la conformité à un nouveau modèle mais bien plus l’installation d’une nouvelle dynamique qui donne la parole aux acteurs. A eux de dessiner les contours de leur organisation en s’appuyant sur un management prêt à faire évoluer son rôle. De grandes organisations s’inscrivent dans cette logique « hors mode » : Danone, AXA, MAIF, Michelin…
Ecoutons Jean Dominique Sénart, PDG de Michelin, aux assises des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (21-23 Mars 2014) : « Nous avons aujourd’hui un certain nombre d’usines dans le monde qui sont en train de vivre une parfaite transformations de leurs relations sociales mais aussi de leur relations de travail. Les équipes travaillent en autonomie et sont capables toute la journée de gérer leurs activités, de vérifier l’état de leur situation, de faire monter les problèmes au-dessus quand ils ne sont pas capables de les résoudre eux-mêmes et de se designer entre eux soit responsable de la qualité, soit de la production, soit de la sécurité. Chacun a un rôle qui s’autodétermine. Cela va jusqu’à ce que les ilots déterminent eux-mêmes leurs formations. Ce n’est pas de la démagogie, c’est du réel. »
Point de recette, ou de potion magique mais quelques fondamentaux à respecter :
- une ambition clairement affichée par le top management qui met en avant la nécessité de trouver des formes de gouvernance et de fonctionnement qui facilitent l’adaptation et l’innovation
- des dirigeants persuadés que l’agilité de leur entreprise nécessite décentralisation de la décision le plus bas possible et l’auto organisation des unités de travail. Ils savent que la transformation ne suit aucun bréviaire : elle se fait en donnant vraiment la parole et leur crayon à dessin aux acteurs
- des organisations qui se libèrent des normes et procédures bureaucratiques pour simplifier et alléger les processus de décision et d’allocation de ressources
- des managers, notamment intermédiaires, moins tournés vers le contrôle mais plus vers l’allocation de ressources et l’arbitrage ; plus garants des règles, des priorités, de la résolution des conflits, de la circulation de l’information et du savoir
- des modes de reconnaissance qui valorisent avant tout la coopération et la collaboration au service de la réussite collective
- des collaborateurs dont on développe l’agilité mentale et que l’on forme pour leur donner les moyens cognitifs de leur autonomie
Pour réussir, ces démarches doivent aller de pair avec une rénovation du dialogue social et de la politique de rémunération avec en toile de fond un nouveau partage du pouvoir. Mais des questions demeurent : quel est le coût social (RPS…) de la dite libération, celle-ci génère-t-elle vraiment de l’innovation, n’est-elle pas une forme subtile de « servitude volontaire », que dire de l’idéologie véhiculée (« l’homme est bon »…) ? Nous reviendrons dans d’autres blogs sur ces points fondamentaux.
(1)Robertson B.J. (2015), Holacracy : The New Management System for a Rapidly Changing World, New York, Henry Holt, 240 p.
(2)Dubreuil H. (1934), A Chacun sa chance. L’organisation du travail fondée sur la liberté, Paris, Éditions Bernard Grasset.
(2)Bernoux, P. (1982), Un travail à soi. Pour une théorie de l’appropriation du travail, Privat
(2)Friedberg E. (2015), « Supprimer la hiérarchie, c’est la solution de facilité à éviter », Le Monde, rubrique « Emploi », 25 octobre.
(2)Hamel G. (2008), La fin du management : inventer les règles de demain, Paris, Vuibert.
(2)Peters T. (1993), L'entreprise libérée. Liberation management, Dunod, 1993.
P. Cruellas / I Maltcheff